La secte d’assassins qui massacrait au nom d’une déesse — l’histoire terrifiante et méconnue des Thugs, l’un des cultes les plus sanglants de l’Inde coloniale

Thumbnail

Exclusif : L’éradication des Thugs, entre réalité historique et construction coloniale

Une révélation anonyme dans la presse de Calcutta en 1830 a déclenché l’une des chasses à l’homme les plus vastes et controversées de l’empire britannique en Inde. L’auteur, William Henry Sleeman, y décrivait une secte secrète d’étrangleurs rituels, les Thugs, vénérant la déesse Kâlî. Cette dénonciation a forcé la Compagnie britannique des Indes orientales à réagir, lançant une campagne d’éradication qui a duré près de quinze ans.

Sleeman, nommé à la tête des opérations, a méthodiquement décrit une organisation criminelle puissante et invisible. Selon ses écrits, les Thugs, issus de toutes castes et religions, se faisaient passer pour des voyageurs. Ils gagnaient la confiance de leurs victimes avant de les étrangler avec un foulard rituel, le rumal, pour les dépouiller. Ces meurtres étaient présentés comme des sacrifices humains obligatoires à Kâlî.

Leur système reposait sur des présages stricts et une langue secrète, le ramasi. Sleeman affirmait qu’il s’agissait d’une profession héréditaire honorée, transmise de père en fils. Pour les combattre, les autorités coloniales ont instauré un système basé sur la délation. Les Thugs capturés devenaient informateurs en échange de leur survie, dénonçant leurs pairs.

Ces témoignages, souvent les seules preuves, ont conduit à des milliers d’arrestations. Des lois spéciales, les “Acts for the Suppression of Thuggee”, ont permis des condamnations à mort ou à la déportation sur la seule base de l’appartenance présumée au groupe. Sleeman est ainsi célébré comme l’homme ayant purgé l’Inde de ce fléau.

Cependant, des recherches historiques récentes remettent en cause cette narration. Les spécialistes soulignent que Sleeman était à la fois l’accusateur, l’enquêteur et le principal chroniqueur des Thugs. Sa carrière était intrinsèquement liée à l’existence et à l’ampleur de cette menace. Dès 1807, les autorités connaissaient des bandits appelés “thugs”, mais les considéraient comme des voleurs de grand chemin.

La lettre de 1830 a opéré un glissement crucial : d’un problème de banditisme, Sleeman a fait un problème de moralité religieuse. En insistant sur le culte de Kâlî, il a présenté les Thugs comme des fanatiques, un concept bien plus terrifiant et justifiant une répression totale pour la morale chrétienne victorienne.

L’analyse des témoignages recueillis par Sleeman lui-même révèle des contradictions. Si certains membres parlaient d’hérédité, beaucoup avouaient n’être que des paysans ou des marchands appauvris, se livrant au crime par nécessité saisonnière. Les règles religieuses étaient souvent transgressées pour le profit.

La strangulation, signature des Thugs, pourrait trouver une origine pragmatique bien plus que religieuse. Sous l’Empire moghol, un meurtre sans effusion de sang n’était pas toujours puni de mort. Cette technique aurait donc été une stratégie pour éviter la peine capitale en cas d’arrestation.

Le travail de Sleeman a alimenté l’imagination européenne, inspirant romans à succès comme “Confessions d’un Thug”. Il a aussi servi de justification à la domination coloniale. Prouver que les Thugs existaient avant la colonisation permettait d’absoudre les Britanniques de toute responsabilité dans la misère économique pouvant pousser au crime.

Pire, la théorie de Sleeman a créé un précédent légal dangereux : l’idée de “criminalité héréditaire” propre à certains groupes. Cela a conduit, après 1870, aux “Criminal Tribes Acts”. Ces lois ont stigmatisé des centaines de communautés entières, les fichant et les restreignant dans leurs mouvements, indépendamment des actes individuels.

Aujourd’hui, les historiens s’accordent sur l’existence de bandits pratiquant la strangulation pour voler. La dimension sectaire organisée à l’échelle du sous-continent, en revanche, apparaît comme une construction amplifiée. Elle a servi les ambitions personnelles de Sleeman et l’idéologie coloniale de l’époque.

L’héritage est lourd. Les communautés désignées comme “tribus criminelles” ont subi une stigmatisation profonde, dont les séquelles sociales persistent. L’histoire des Thugs est ainsi un cas d’école : un récit historique, pris pour vérité absolue, qui était en réalité un mélange de faits, d’exagérations et d’intérêts politiques, avec des conséquences durables.