L’humanité a-t-elle jamais partagé une langue unique, un socle commun de communication perdu dans la nuit des temps ? Cette question fondamentale, qui hante aussi bien les récits bibliques que la recherche scientifique, révèle une histoire bien plus complexe que celle de la Tour de Babel. Loin d’être une malédiction, la diversité linguistique apparaît comme l’état naturel de l’humanité, une richesse aujourd’hui menacée par les uniformisations violentes et les langues dominantes.

Selon le mythe fondateur, Dieu aurait brouillé les langues pour punir l’orgueil humain. La science, elle, offre un récit différent. Pour l’immor ravive, chercheuse en évolution du langage, les origines du langage restent un mystère spéculatif, faute de traces directes. Il émerge probablement avec les premiers Homo sapiens, partout où la coordination et l’abstraction devenaient nécessaires à la survie.
Le langage n’est pas une invention figée, mais un phénomène vivant et spontané. Les humains, privés de communication commune, en développent une nouvelle avec une rapidité déconcertante. Ce processus d’émergence, observable encore aujourd’hui, repose sur la création progressive de conventions partagées, de points d’ancrage mutuels qui structurent l’échange.
Certaines théories avancent même que le langage a “créé” l’humain. Par un processus d'”autodomestication”, la capacité à verbaliser les conflits aurait réduit l’agressivité physique, favorisant la sociabilité et la coopération. Cette interaction accrue aurait, en retour, complexifié et diversifié le langage lui-même, rendant l’idée d’une langue originelle unique hautement improbable.
Aujourd’hui, entre 6500 et 7000 langues coexistent, mais cette diversité est fragile. L’impérialisme, le colonialisme et le nationalisme ont propulsé quelques langues au sommet. L’histoire de France en est un exemple frappant. À la Révolution, comme l’explique l’historien David Bell, le “français standard” était une langue étrangère pour la majorité de la population, qui parlait breton, occitan, alsacien ou flamand.
La mécompréhension était source de conflits. En 1790, des paysans se rebellèrent après avoir confondu un “décret” de l’Assemblée avec un mandat d’arrêt. Pour unifier la nation, l’abbé Grégoire préconisa l’éradication des “patois”. Près d’un siècle plus tard, l’école républicaine devint l’outil de cette uniformisation, stigmatisant les langues régionales et cristallisant l’identité française autour du seul français.
Ce modèle se répandit en Europe. En Allemagne, les frères Grimm codifièrent la langue. En Turquie, Mustafa Kemal imposa l’alphabet latin et le turc d’Istanbul. Face à ce nationalisme linguistique montant, des idéalistes du XIXe siècle rêvèrent d’une langue universelle et pacificatrice. L’espéranto est le plus connu de ces projets, mais il eut un prédécesseur : le volapük.
Inventé par l’Allemand Johann Martin Schleyer, le volapük devait être une langue phonétique et simple, unissant le monde. Il connut un engouement fulgurant, avec près d’un million d’adeptes. Mais son créateur, refusant toute réforme, provoqua son déclin. Son dogmatisme illustre une vérité linguistique fondamentale : toute langue vivante évolue.
L’imposition violente d’une langue peut mener à l’ethnocide, comme en témoigne Ron Corn Jr., membre de la nation Menominee dans le Wisconsin. Les pensionnats américains du XIXe siècle avaient pour devise “Tuer l’Indien, sauver l’homme”. Ils interdisaient aux enfants autochtones de parler leur langue sous peine de châtiments corporels, brisant la transmission culturelle.
La perte d’une langue, c’est la perte d’un savoir unique sur les écosystèmes, les plantes médicinales, et une vision du monde. Aujourd’hui, la langue menominee ne compte plus qu’une locutrice native âgée. Pour la sauver, la communauté a lancé un programme ambitieux d’immersion linguistique dès le plus jeune âge, formant des enseignants et recréant un environnement où la langue respire.
Leur combat est celui de la résistance contre l’oubli. Il démontre que la diversité linguistique n’est pas un obstacle, mais une condition de la richesse humaine. Le mythe de Babel présentait la multiplication des langues comme une punition. La réalité historique montre qu’elle est un trésor, souvent étouffé par la domination, et que sa préservation est un acte de souveraineté et de mémoire.
À l’heure de la globalisation, le vrai défi n’est pas de retrouver une langue unique perdue, mais d’apprendre à nous comprendre sans renoncer aux nuances, aux histoires et aux identités que portent en elles les milliers de langues du monde. Comment nous rapprocher sans nous uniformiser ? Comment rester soi-même sans se fermer aux autres ? L’avenir de notre humanité plurielle se joue peut-être dans ce fragile équilibre.