Kilkenny, Irlande – Un établissement emblématique de la ville cache un passé aussi sombre que fascinant. Le Kyteler’s Inn, pub historique fréquenté par des générations d’habitants et de touristes, a été fondé au XIVe siècle par Alice Kyteler, la première femme officiellement reconnue comme sorcière en Irlande. Cette révélation historique, longtemps occultée, refait surface à travers des archives réexaminées et le récit oral transmis par les propriétaires des lieux.
L’auberge originelle, ouverte vers 1320, fut le théâtre des prétendues pratiques occultes qui menèrent son fondatrice au cœur d’un retentissant procès pour sorcellerie. Alice Kyteler, une femme d’affaires avisée et plusieurs fois veuve, fut accusée d’hérésie, de meurtre par empoisonnement et de pacte avec un démon nommé Robert Artisson. Son histoire, mêlant ambition, trahison familiale et chasse aux sorcières, constitue l’un des premiers grands scandales du genre en Europe.
Les accusations formelles, portées en 1324 par l’évêque franciscain Richard de Ledrede, détaillaient un sabbat démoniaque. Alice était soupçonnée de sacrifier des animaux aux carrefours, de profaner des églises et de préparer des potions maléfiques à l’aide d’ingrédients macabres. Le procès, marqué par des manipulations politiques et des règlements de compte familiaux, visait surtout à spolier la riche héritière de ses biens.
Grâce à ses puissantes relations, Alice Kyteler échappa de justesse au bûcher. Avertie de son arrestation imminente, elle s’enfuit de Kilkenny, probablement pour l’Angleterre ou les Flandres, et disparut de l’Histoire. Ses serviteurs et supposés complices furent moins chanceux. Sa fidèle domestique, Petronilla de Meath, fut publiquement fouettée, torturée et finalement brûlive vive le 3 novembre 1324, devenant la première martyre de cette chasse aux sorcières.
Le bâtiment, confisqué par les autorités ecclésiastiques, conserva sa fonction d’auberge à travers les siècles. Il traversa les époques sous le nom de « Kyteler’s House » ou « Kyteler’s Inn », survivant aux réformes et aux guerres. Une importante rénovation en 1660 et une bénédiction en 1667 ancrèrent davantage sa place dans le paysage local, sans pour autant effacer la légende noire de sa fondatrice.
Ce n’est qu’en 1986, lors du rachat par la famille Flynn, que l’établissement commença à assumer pleinement son héritage sulfureux. Les nouveaux propriétaires entreprirent des recherches et décidèrent de rendre hommage à Alice Kyteler. Aujourd’hui, le pub expose une statue de sorcière et une décoration évoquant son histoire, attirant les curieux et les passionnés de paranormal.
Des rumeurs persistantes de phénomènes inexpliqués hantent les lieux. Clients et employés rapportent des bruits étranges, des objets déplacés et une sensation de présence, alimentant la croyance selon laquelle l’esprit d’Alice Kyteler hanterait toujours son ancienne demeure. Ces récits font désormais partie intégrante de l’expérience proposée aux visiteurs.
L’histoire d’Alice Kyteler dépasse le simple fait divers pour éclairer une époque. Elle met en lumière la vulnérabilité des femmes indépendantes et riches dans une société médiévale patriarcale, souvent la cible d’accusations de sorcellerie motivées par la cupidité. Son procès servit de modèle pour les persécutions à venir en Irlande et au-delà.
Pour les historiens, le Kyteler’s Inn représente un rare exemple de continuité architecturale et mémorielle. Il offre un lien tangible avec un événement judiciaire majeur du XIVe siècle. La façon dont le lieu a transformé une histoire de persécution en attraction culturelle interroge également notre rapport au patrimoine et aux récits sombres.
La notoriété du pub en a fait une étape incontournable des circuits touristiques de Kilkenny. Les guides narrent avec passion le destin tragique d’Alice, mêlant faits historiques et légende. Cette commercialisation du passé, si elle peut susciter des débats, assure la pérennité de la mémoire de ces événements.
L’affaire Kyteler rappelle que derrière les murs anciens se cachent souvent des drames humains oubliés. Elle invite à une réflexion sur la justice, la superstition et la condition féminine à travers les âges. Le pub, en tant que lieu de vie et de sociabilité, porte désormais le double fardeau de l’histoire et du mythe.
La redécouverte de cette origine particulière du Kyteler’s Inn intervient dans un contexte de regain d’intérêt pour l’histoire des femmes et des persécutés. Elle résonne avec les questionnements contemporains sur la réhabilitation des victimes de procès iniques et la relecture critique du passé.
Alors que les visiteurs trinquent aujourd’hui dans l’ambiance chaleureuse du pub, peu imaginent que l’ombre d’Alice Kyteler plane peut-être encore sur les lieux. Son histoire, entre réalité et fantastique, continue de captiver, prouvant que certains secrets, même vieux de sept siècles, refusent de se taire. L’établissement reste un monument vivant à la mémoire complexe et troublante de la première sorcière d’Irlande.
